Dans Still Writing1, Dani Shapiro explique l’origine du titre de son essai : les ami·e·s que vous aimez bien mais que vous voyez à intervalles plutôt longs, et qui vous demandent, parce que vous n’avez rien sorti de nouveau depuis la dernière sortie2, “Alors, tu écris toujours ?”, comme si le fait qu’elle vive de son écriture depuis deux décennies n’en faisait pas une situation durable. À leur décharge, c’est vrai, mais si l’on est honnêtes c’est vrai de toute profession, et j’entends peu de professeurs se faire demander “Alors, tu enseignes toujours ?” d’un ton mi-inquiet mi-admiratif. Et pourtant il y aurait de quoi !3
Cette partie de l’histoire m’a touché·e alors même que j’avais à l’époque écrit un total d’un (1) seul livre parce que c’est une question qu’on nous pose pour toute activité (métier) artistique. Tu poses toujours ? Tu photographies toujours ? Tu fais toujours du théâtre ? Du cinéma ? De la sculpture sur acrobranche ? Et je crois que ces questions m’ont parfois poussé·e à me mettre la pression pour tenir le rythme. Car, quand on ne tient pas le risque, on s’expose aux Iel ne fait plus rien, iel a disparu, je n’ai rien vu d’ellui depuis un long moment. La déchéance, dans un monde capitaliste.
M’y habituer dans le cadre de l’écriture et de ses temps longs a été d’autant plus difficile que je venais initialement de la photo : des projets pour la plupart au cours limité, et qu’en tout cas il était aisé de ponctuer les uns avec les autres. Alors, vous imaginez bien que sortir un texte par an4, c’était d’une lenteur effroyable pour moi.5
Une capture d’écran de la web-série Les Souverains, une oeuvre qui a mis bien plus qu’un an à sortir, et dont les créateurices méritent largement notre respect pour avoir tenu le coup et la barre toutes ces années, je vous assure.
Pourquoi je vous parle de tout ça ?
On a beau se répéter entre nous qu’un jugement sur nos oeuvres n’est pas un jugement sur nos personnes, et que nous ne devrions pas nous identifier à ce que nous produisons : c’est complexe. Créer de l’art sur Internet et bénéficier d’une petite renommée, c’est souvent se voir proposer des interviews, des participations à des podcasts, bref des espaces où venir parler de son chemin, de sa démarche, c’est-à-dire de soi à travers ce que l’on fabrique. Et c’est là que le bât des délais de production blesse.
Nous sommes pris·e·s dans un mouvement vers l’avant qui nous emmène de projet en projet, d’idée en idée, d’histoire en histoire. Et, de temps en temps, nous finissons l’une d’elles, et nous l’envoyons dans le monde. Mais si nous l’envoyons dans le monde, c’est que nous en avons fini avec elle.
Alors à l’instant où on nous interroge à son sujet, nous sommes peut-être déjà passé·e·s à autre chose. Et cela sans compter les multiples canaux de communication : quand un·e ami·e m’écrit qu’iel a adoré mes dernières photos, desquelles parle-t-iel ? Mes dernières photos en tant que modèle ? Ou comme photographe ? Les dernières sur mon blog, sur Instagram, celles postées par un·e autre protagoniste du shoot sur Facebook ou Twitter ?
C’est ainsi que l’on se retrouve à présenter une image toujours un peu décalée de l’endroit où l’on est en réalité. C’est normal ; mais quand on n’est pas encore rompu à l’exercice, ou tout simplement quand on n’a pas construit d’image mentale nette de l’endroit où l’on se dirige, cela peut être perturbant.
Et même cette image mentale reste en mouvement. Aujourd’hui, je pense que ce qui m’intéresse c’est d’explorer la conjonction entre politique et santé mentale, ce que recouvrent d’une façon ou d’une autre beaucoup de mes projets en cours. Mais quand tous ces projets seront hors de mes mains, il est tout à fait possible que je dois me définir autrement - alors même que cette définition sera entrée, aux yeux du public, en corrélation avec ce qu'i est perceptible de ma pratique.
Si je devais donner un conseil pour conclure cette lettre, ce serait l’inverse d’un conseil que j’ai reçu en 2016. En 2016, pendant l’écriture de L’Art de la Pose, on m’a dit :
Tu as trouvé ton créneau ! C’est parfait ! Il faut que tu deviennes la spécialiste des modèles photo en France ! Tu pourrais aussi proposer des coachings sur le même thème, et…
C’était un conseil d’investisseur. Ce que tu es en train de faire fonctionne : mise tout dessus. Moi, je me suis senti·e emprisonné·e par ce conseil. Alors je vous incite à vous consacrer à vos sujets de prédilection si c’est ce que vous souhaitez, mais surtout à vous autoriser à changer de champ d’exploration si vous en avez besoin. Vous en avez le droit. Et tant pis si la dernière image instantanée que l’on a eue de vous ne correspond pas à ce que vous faites actuellement.
Si ce que vous faites a du sens pour vous, ayez l’air éparpillé·e. Si vous vous sentez réellement éparpillé·e, c’est peut-être que vous en avez besoin pour finir par trouver une direction qui vous nourrisse autant que vous lui donnez - ou peut-être que vous le resterez, et que le tableau final n’en sera que plus riche.
Qui pourrait bien rester l’un de mes livres sur l’écriture favoris. En tout cas, ça fait plusieurs années qu’il est en excellente position. Et sa couverture est excessivement douce ! Je me rappelle avoir invité mes camarades de stage de scénario BD à caresser cette couverture, en 2018. C’était avant la pandémie, oui, je ne fais pas n’importe quoi.
Jusque-là rien que de très normal, me direz-vous.
Bien sûr que ça tacle Jean-Mi Blanquer et le reste de l’Éducation Nationale en tant que système ici, vous croyiez peut-être avoir atterri sur une newsletter de droite ?
Franchement, je sors ça au hasard mais je pense que c’est une moyenne vraiment optimiste.
Ensuite j’ai moi aussi fait une websérie et j’ai relativisé.
Pfoulou, mais merci, c'est la première fois en 26 ans de vie que je vois le fait d'être éparpillé-e comme positif ! <3