Voyager, et le faire avec le coeur grand ouvert, c’est s’exposer au tissage de liens extensibles à l’envi. C’est disperser l’attention et l’amour et accepter qu’il peut se passer des années, surtout en temps de pandémie, avant la prochaine fois. Bien sûr, nous avons les lettres, les appels visio et les forfaits internationaux ; nous savons comment continuer de tisser à distance. Mais les gestes ne sont pas tout à fait les mêmes, les souvenirs ne sont pas mis à l’épreuve de la même façon. Comment évaluer tout ce qui a changé, loin de nos présences corporelles ? Et pourtant les relations existent.
Il m’arrive d’envier ces gens dont le cercle de connaissances se limite à un village, littéralement ; dont les proches le sont physiquement, dont les amis sont dans le même fuseau horaire et dont les dernières poignées de main remontent au maximum au mois dernier. La sédentarité des amours vient certainement avec son lot de complexités propres, et j’idéalise forcément leurs certitudes. Il est sûrement difficile pour ces gens aussi de savoir où iels en sont de temps à autre. Et je doute que la situation les ait poussé.e.s à développer leurs compétences en communication et en vulnérabilité1. Mais tout de même, pouvoir se faire un hug quand on est triste sans avoir à attendre un an et demi, dans certains cas on dirait bien in luxe.
Un jour je discutais avec un ami d’une dissymétrie semblable : nous étions si familiers l’un avec l’autre dans le monde des idées2, si rares l’un à l’autre dans le monde physique. Ce n’était pas difficile mais ça amenait de la confusion, là où nous étions déjà assez mauvais à limiter celle-ci dans nos vies. Et cet ami-là était dans mon fuseau horaire, c’est vous dire. Alors chaque rencontre était un ré-apprivoisement.
Tous ces questionnements ne sont pas nouveaux pour moi ; j’en ai même fait un film pour un Nikon Festival, c’est vous dire. Ils ne sont même pas spécifiques aux longues distances, mais frontières et océans matérialisent bien cet empêchement - cette difficulté à resynchroniser les expériences et à réactualiser les relations.
Cette semaine, mon questionnement peut sembler trivial, mais il est essentiel : est-ce que je saurais encore préparer le thé dans une carcasse d’avion ? Je sais déjà que je ne manie plus les cordes comme avant, et que c’est un choix. Surtout, la pandémie ou peut-être la fatigue ont fait ressortir tout ce que je cachais d’introversion. Alors mon cerveau tourne à plein régime : quelles expressions utilisais-je ? Quels étaient mes petits gestes inconscients, qu’est devenu mon langage corporel ? Et mon timbre de voix, a-t-il changé ? Avec cette libraire, on se tutoie ou on se vouvoie ? Et parmi les fragments que j’arrive à rassembler, lesquels me correspondent encore ? Quels changements mettre en avant, lesquels garder pour plus tard ? Et, par-delà toutes ces questions : quel est mon naturel aujourd’hui, et comment le laisser s’exprimer ?
La bonne nouvelle, c’est que le thé, que je sache ou non le préparer dans un carcasse d’avion, sur une aire d’autoroute, à un arrêt de bus ou au sommet d’une montagne, garde ses propriétés : il créera l’espace nécessaire.
C’est du travail de se retrouver, mais c’est un travail joyeux.
Si je me réfère aux travaux de Brené Brown, iels devraient pourtant. Mais en présentiel, on a accès à plus d’indices et à davantage d’échappatoires avant d’avoir à consciemment communiquer.
Écoutez, oui : nous avons tous les deux fait philo, et oui aussi : nous avons débattu de Platon juste après.