Je pense beaucoup, et régulièrement, à cette citation de Dani Shapiro dans Still Writing : They were all driven, all anxious about being young but not that young. How many years did they have before they would no longer be considered precocious? How many years to make the lists - you know, “Thirty-five under thirty-five”, “Twenty under Forty”.1
J’ai terminé le draft final de L’art de la Pose un 25 décembre 2016. J’avais alors, et pour encore quelques jours, vingt-cinq ans. J’avais pris du retard sur l’écriture à cause, pour le dire ainsi, de certaines conséquences du patriarcat, et j’aurais voulu, à ce stade, avoir également terminé la mise en page et lancé l’impression. Quand bien même, je me rappelle nettement de ce soupir de soulagement : avoir fini d’écrire ce livre avant mes vingt-six ans.
L’un dans l’autre, je crois que j’ai mis un an à l’écrire - mais après huit ans à poser et à, de plus en plus, réfléchir à ce que je faisais.
Je vous parle de ça parce que dernièrement, un.e ami.e me rapportait la phrase d’un professionnel de l’édition, qui disait en gros que quand on a mis quinze ans à écrire “un livre moyen”, on ferait mieux d’abandonner l’écriture.
Cette représentation est partout ; même dans ma tête, à en juger par l’anecdote ci-dessus. Quand, dans Les Traducteurs2, Éric Angstrom se moque du roman en cours d’écriture de la traductrice danoise, Helene Tuxen, et surtout du fait qu’elle aussi a mis quinze ans à produire ça, elle se suicide. Les autres personnages en sont attristé.e.s, vaguement révolté.e.s par l’attitude d’Angstrom que de toute façon iels détestent déjà, mais globalement fatalistes : elle n’aurait pas tenu. Pourtant, Helene explique bien les raisons qui l’ont amenée à ignorer la clause d’exclusivité de son contrat de traduction : au sein de son foyer, elle se sent harcelée par la présence constante de son mari, de ses enfants. Dans le bunker où doivent travailler les dix traducteurices, elle pensait enfin avoir le loisir de se concentrer, loin de ces charges mentales.
Sidse Babet Knudsen dans le rôle d’Helene Tuxen
La problématique est en fait déterminante dans la personnalité du personnage : plusieurs fois avant cette entrevue, Helene se confie aux autres traducteurices : elle réalise qu’elle n’aime pas sa famille, en tout cas vraiment pas assez pour leur pardonner ce qu’ils pèsent sur sa faculté à écrire. J’ai été très touché.e par ce personnage, parce que la difficulté à concilier écriture et vie de famille, c’est quelque chose que vivent bien plus de personnes perçues femmes que perçues hommes.
Le mépris envers cette “excuse” n’est pas seulement misogyne, il est de droite. Quinze ans pour écrire un livre, c’est vrai, ça paraît long. Mais peut-on définir ces quinze ans ? Est-ce quinze ans en ayant l’argent et le temps libre nécessaires pour s’y consacrer à plein temps ? Quinze ans de salariat à écrire les week-ends et à la pause de midi ? Quinze ans en étudiant, mais en étant soutenu.e par sa famille ? Quinze ans avec une famille à charge, quinze ans à jongler avec trois jobs qui vous vident de votre substance ? Quinze ans à devoir, par ailleurs, gérer les conséquences de votre PTSD ? À mener plusieurs projets d’envergure de front en plus de l’une de ces situations ? De quel type sont ces quinze ans dont il est question, exactement ?
Quand certains auteurs en vue lancent des écrire est un privilège pour dévaluer l’importance de la lutte des autres, celleux qui tendent d’obtenir des droits pour leur profession, il est ironique de constater qu’ils le font manifestement en totale ignorance de leurs privilèges.
Pourtant, ils savent très bien ce qu’ils font ; sinon, comment expliquer que des figures comme Faulkner tiennent des propos tels qu’on “n’écrit ni mieux ni moins bien avec un million de dollars”3 tout en mentant sur leur situation financière (il se faisait passer pour un fermier alors qu’il était en fait propriétaire d’une exploitation agricole) ?
Il y a une forme de fierté mal placée dans le fait de vouloir cacher d’où l’on vient, pour essayer de forger le mythe selon lequel on s’est fait tout.e seul.e. Mais il y a aussi un agenda politique à l’œuvre : dire que la situation socio-financière d’un.e artiste n’influe en rien sur sa capacité à créer, ce n’est pas seulement hypocrite : c’est aussi un excellent moyen de garder à la création artistique son statut de pré carré appartenant à une élite bourgeoise. Les autres ? Ma foi, s’iels ne sont pas capables de cumuler trois burn-outs tout en écrivant, on ne va quand même pas les accueillir, si ?
Plus que jamais, je pense qu’il est important d’arrêter de considérer que l’argent, c’est vulgaire. Je pense que celleux d’entre nous qui y parviennent devraient se sentir à l’aise pour parler de tout cela : les difficultés, la façon dont le capitalisme nous barre la route, la façon, tout simplement, dont l’aisance financière est un facteur de santé mentale dans ce monde, et la santé mentale utile pour écrire.
Je commence : il y a un roman, dont j’ai rendu le sixième (eh oui) jet la semaine dernière, que, par une astucieuse cascade de conséquences, je ne crois pas que j’aurais pu l’écrire si un ami ne m’avait pas prêté deux mois de loyer il y a deux ans. J’ai eu une chance inouïe. Je le sais.
Et le reconnaître ne me rend pas moins méritant.e.
Iels étaient toustes passionné.e.s, toustes anxieuxes de se savoir jeunes mais pas si jeunes ; combien de temps avant de n’être plus considéré.e.s comme précoces ? Combien de temps leur restait-il pour rejoindre les listes - vous savez, “trente-cinq moins de trente ans”, “vingt moins de quarante ans” ?
Film réalisé par Régis Roinsard avec Romain Compingt, Daniel Presley et Régis Roinsard au scénario, sorti en 2019.
Cité par Julia Kerninon dans Le Chaos ne produit pas de chefs-d’oeuvre, puf, 2020. C’est aussi à ce livre que je dois de connaître cette anecdote.
C'est joliment écrit et c'est à la fois doux et viscéral. Des mots vraiment utiles pour nombre d'entre nous, merci (chaque jour).