Vous savez quand vous décidez, environ cinq fois par an, que cette fois c’est la bonne, vous allez faire descendre votre pile de livres à lire ? Vous allez lire davantage de livres que vous n’en achetez1, vous verser du thé avec intentionnalité et vous y mettre. et tenir deux semaines.
Bon, eh bien il y a quelques mois j’ai décidé de faire descendre ma pile à lire2.
Ç’a été l’occasion de reprendre la lecture d’un livre acheté et commencé il y a plusieurs années : Agrapha. C’est un texte relativement exigeant, un corpus à multiples mains dont chaque paire a non seulement son propre phrasé, mais son propre langage, et formant la trame d’un roman historique… mais pas seulement. De temps à autre, on trouve les notes de cette personne, qui les traduit :
“Oda fait régulièrement appel au vocabulaire germanique. Certaines personnes y lisent des inattentions, des scories d’une langue vernaculaire mal digérée. J’y vois au contraire des emprunts conscients. Comme toute personne bilingue, Oda puisait sûrement dans son idiome maternel des ressources que sa seconde langue ne proposait pas. À mon sens, il ne s’agit pas d’omissions, mais au contraire de réminiscences actives. D’un élargissement sémantique.”
- Agrapha, luvan
Et… Ça m’a ému·e. Vraiment ému·e, agog si vous voulez. Parce j’y ai vu la description d’une réalité qui est la mienne depuis des années, et qu’on m’a souvent reprochée. On, c’est-à-dire toute personne qui n’était pas dans mon cas.
Je réfléchis souvent à la façon (précise, opérationnelle) dont la langue qu’on parle influe sur notre façon de penser. La réflexion, à moins de disposer d’un solide échantillon et de peer reviews nombreuses et diverses, n’est pertinente que quand on parle d’une même personne. Ainsi, aux débuts de ma pratique, j’ai remarqué à quel point je me sentais plus confiant·e quand je parlais en anglais, plus direct·e. Cela tenait peut-être au fait qu’alors je manquais de vocabulaire, mais on ne se casse pas la tête depuis des années à essayer d’inventer une traduction potable pour empower pour rien. Et de quel droit la langue française n’a-t-elle pas encore de verbe pour tiptoe3 ?
Mais à mesure que mon bilinguisme s’est affirmé, que ma pratique de l’anglais est devenue quasi quotidienne, les choses ont changé. Ce n’était plus seulement mon vocabulaire qui m’influençait. À mesure que je sautais d’une langue à l’autre, j’emportais avec moi de petits bouts de l’une dans l’autre. Bien sûr, il aurait été absurde (et pas très sympa) de lancer des mots en français à quelqu’un qui ne le parlait pas. Mais peu à peu, ma façon de m’exprimer s’est élargie pour accueillir des mots anglais, et malgré les regards de travers, les assomptions de celleux qui ne voyaient là qu’une preuve de mon adhérence aux habitudes des start-ups, je sens bien que c’est comme ça que j’arrive à être lae plus précis·e.
Quand nous étions en classe au Belarus, nous n’avions pas vraiment de cours de russe, mais nous attrapions des bribes çà et là. Nous savions qu’Извините servirait à présenter nos excuses. Nous étions, pour la plupart, heureuxes d’en apprendre même aussi peu qu’on nous en laissait l’occasion. Les premières fois où on est en situation de demander son chemin en russe et de comprendre la réponse, c’est incroyable. Et je crois que c’est dans ce mouvement d’amour nouvellement trouvé que nous avons commencé à inventer des expressions qui n’existaient pas, à dire изви нет изви pour “déso pas déso”.
C’était du slang de jeunes, et qui n’existait même pas en plus, c’était tout sauf sérieux. Mais c’est l’une des premières choses qui me viennent à l’esprit quand je pense à ce qui nous aidait à faire communauté. Et ce serait peu dire que le sentiment de communauté, dans cette classe, était faible. Alors ça semble peut-être ridicule aux yeux de ceux qui nous entendaient dire изви нет изви entre nous, mais c’était quelque chose de précieux et de personnel.
C’est parce que je sais à quel point on se fait méjuger pour avoir mélanger deux langues (“Ça montre que tu ne parles aucune des deux”, ce qui était vrai concernant le russe, mais qu’importe) que ce passage d’Agrapha m’a autant touché·e. Il me dit il y a de la place pour les gens comme toi et c’est précieux pour n’importe qui.
Je crois que c’est impossible d’apprendre une langue sans qu’elle dépose des fragments d’elle-même au fond de nous, et je crois que ce n’est pas la peine d’apprendre des langues pour les conserver dans des bocaux hermétiques. Si je lance à la volée un mot que mon interlocuteurice ne comprend pas, qu’importe ? Je n’aurai qu’à lui expliquer. Cette personne se retrouvera avec un mot de plus.
On devrait toujours vouloir un mot de plus.
Merci d’avoir lu cette lettre ! Et plus généralement, merci de me suivre dans cette expérimentation. J’essaie de ne pas trop vérifier si vous vous désabonnez après chaque lettre, mais a priori ce n’est pas le cas, et c’est très précieux pour moi.
Comme vous le savez j’écris aussi des poèmes, et il se trouve que The Departure, que j’ai déjà envoyé aux abonné·e·s payant·e·s, a été sélectionné pour faire partie d’une anthologie écrite bénévolement par des abonné·e·s du patreon d’Amanda Palmer, qui sera éditée et distribuée par Coin-Operated Press. Beaucoup de mots pour vous dire : vous pouvez le pré-commander ici, je n’ai pas d’actions ou quoi que ce soit chez elleux, c’est comme vous le sentez.
Et ce malgré le nombre croissant d’ouvrages de meufs talentueuses qui sortent et arrivent jusqu’à la lumière chaque année, continuez comme ça, bravo les lesbiennes !
Pour le moment, je tiens le rythme, mais qu’il soit noté que je ne la ramène pas outre mesure : je sais trop à quoi ça tient.
Là, je suis un peu off-track, je vous l’accorde, c’était mon sujet de râlerie d’hier auprès de mon groupe d’écriture.