L’autre jour, je prenais un thé avec une camarade d’école de théâtre. On a discuté de la vie après le Belarus en évitant soigneusement d’évoquer l’enfer et les deuils, ce qui était, au choix, lâcheté ou façon de mettre notre relation dans la catégorie “self-care”.
Quand j’ai mis de la crème sur mon dernier tatouage, A. m’a fait remarquer que j’avais bien plus de tatouages qu’il y a trois ans, alors que leur nombre était resté relativement stable sur la décennie précédente.
Et c’est vrai qu’il y avait une explication (autre que mon amitié avec une tatoueuse d’exception et une amélioration de mon niveau de vie). Voyez-vous, lorsque j’étudiais dans la même école qu’A., je me voyais encore comme un·e comédien·ne qui écrivait à côté. Le switch s’est enclenché vers le quatrième mois, quand j’ai eu l’occasion de réaliser que, si je chérissais une grande partie de ce travail (s’imprégner d’un personnage, d’une situation, trouver la sincérité même en jouant un texte qui n’est pas notre voix…) et m’y épanouissais dans une certaine mesure, je n’étais jamais aussi heureuxe que quand je mettais en scène, écrivais, dirigeais.
Il y a plusieurs explications à cela. D’abord, les difficultés croissantes que j’ai éprouvées à habiter mon corps depuis les derniers traumas m’ont pas mal freiné·e dans le plaisir. Ce sont des obstacles que j’aurais sans doute pu dépasser alors, avec des efforts monstrueux et la sensation que ce n’était pas juste1, si je n’avais pas eu mieux à faire. En l’occurrence, mieux à faire c’était aller dans le plus doux salon de thé de Minsk et écrire, écrire, écrire mon premier roman (et le second, que j’ai fini avant le premier.)
Tout ça m’amène à cette histoire de tatouages. Vous voyez, c’était déjà une sorte de loi non-dite à l’époque où j’étais modèle photo : les tatouages, c’est soit sur tout le corps, soit aucun. Et quand j’ai commencé à jouer, c’était pareil : bien sûr que, si on fait un film historique, on préférera caster la personne non tatouée plutôt que celle qui devra passer une heure au maquillage pour les masquer. Raison pour laquelle le fait de couper mes cheveux ou, pire, changer leur couleur relevait, pour moi, d’une sorte d’acte barbare, de la négation de ce qui constituait ma meilleure chance de gagner ma vie. Alors vous imaginez si j’avais eu l’outrecuidance de rajouter des tatouages ?
Rien que l’idée m’emplissait d’anxiété. Une part de moi n’arrivait pas à se détacher de l’obligation de conserver mon corps dans sa version la plus proche, non pas de ce qu’exigeait le patriarcat, mais de ce qu’exigeait le capitalisme2.
Et puis je ne sais pas, je me suis mis·e à trouver des rôles et des contrats pour lesquels on s’en foutait de mes tatouages et de ma coupe de cheveux, et surtout je me suis mis·e à me considérer comme une autrice qui est aussi comédien·ne. Bref, j’ai senti une marge de manoeuvre qui n’était pas là auparavant.
J’ai hésité à parler de tout ça parce que ça semble trivial, le fait de se faire tatouer ou de changer de couleur ou de coupe de cheveux, mais j’ai envie de célébrer ça. J’ai envie de célébrer ces petits actes pour ce qu’ils sont : je réclame mon corps, je le récupère. Je proclame mon droit à en faire ce que je veux, et cela en dépit des considérations économiques, parce que si je veux qu’il y ait de la place pour tout le monde, comment puis-je justifier d’essayer de rentrer dans une case qui ne me correspond plus ?
Quand une bonne partie de notre subsistance dépend de notre corps en représentation, ça peut être difficile d’oser ressembler à qui on est, et non à qui celleux qui ont le pouvoir aimeraient nous dicter d’être. Mais c’est d’autant plus libérateur quand on se met à explorer des façons de faire transparaître à l’extérieur ce qu’il y a à l’intérieur.
C’est dire : j’assume qui je suis, et je sais que ça me fermera certaines portes, mais c’est suffisamment important pour moi pour passer outre.3 Et je ne franchirai les portes restées ouvertes qu’avec plus de joie : en embrassant la partie de ma vie où je suis comédien·ne plutôt que de me sentir empêché·e par elle.
Et c’est vrai. C’est profondément injuste que ma plus grande difficulté dans le travail d’acteurice vienne de violences qu’on m’a faites, et c’est super énervant de se voir tant peiner à progresser quand les autres (les non-traumatisé·e·s) semblent flotter vers l’excellence sans problème apparent. Ce n’est pas de leur faute, mais si vous vous trouvez un jour dans cette situation, essayez de vous rappeler que ce n’est pas non plus la vôtre.
Spoiler : c’est la même chose.
Et c’est, j’en ai bien conscience, encore quelque chose qui est une chance et un privilège, raison pour laquelle nous devons abolir le capitalisme et les systèmes de domination.
Oui je me suis enfin tatoué le poignet en disant "fuck this" aux discours anxiogènes du "gnaaagnagngngangan trouver un bouloooot"
HELL YEAH