Il est très important de pratiquer l’autodérision. C’est un art aussi essentiel que subtil, la marque d’un esprit acéré et surtout sain. C’est du moins ce qu’on m’a souvent dit. Souvent les mêmes personnes prêchaient avec la même véhémence en faveur de la remise en question. En élargissant un peu le cadre pour regarder la société, il m’est apparu que ceux qui défendaient ces deux valeurs essentielles étaient souvent ceux qui subissaient le moins d’oppressions, et que celleux à qui on essayait le plus de les imposer comme des valeurs universelles étaient souvent celleux qui en vivaient le plus. Une coïncidence, sans doute.
En 2017, je commence à écrire les épisodes d’une websérie sur le polyamour, et surtout sur la prise de confiance en soi de son personnage principal. Une jeune femme, rousse, étudiante, polyamoureuse, aimant le thé plus que tout et passant son temps à s’excuser. On me demande souvent d’où me viennent toutes mes idées, disais-je sur le ton le plus ironique que j’étais capable d’adopter, tant aux yeux de toustes on aurait dit ma vie.
J’essayais de tirer parti de ma façon bizarre de m’exprimer, sorte de mélange entre un registre hyperfamilier et un vocabulaire technique pointu. Et c’était drôle ! J’ai réutilisé pas mal de situations comiques dans lesquelles je m’étais trouvé·e en les modifiant, et pendant un moment mon fichier de travail était un cahier où je notais les phrases les plus absurdes qui sortaient de mes conversations pour les réutiliser. L’ADN de cette série, c’était ces phrases, et c’est ainsi qu’elle s’est mise à parler de personnages masquant leur vulnérabilité avec de l’humour.
Cependant, je partais avec un handicap : les trois premiers épisodes de la série avaient été (co-)écrits et réalisés par un homme qui savait ce qu’il voulait et ce qui marchait en humour. Du moins, il semblait en être suffisamment persuadé pour que, me remettant en question, je décide de lui faire confiance. Je devais donc écrire à partir d’un contenu qui, politiquement, ne correspondait pas toujours avec ce que je souhaitais raconter.
Parce que vous voyez, quand je regarde certains moments de cette série avec le recul, je trouve que tout ça c’est tragique. Je vois un être humain tellement paniqué par la vie qu’il se met à raconter n’importe quoi, avec un phrasé amusant, mais dans une situation profondément triste. Aurais-je pu faire mieux avec des répliques similaires ? L’avenir nous le dira.1
Dans son show Nanette2, Hannah Gadsby parle de cela – du fait de faire de l’humour sur des situations qui sont, en réalité, des situations de violence. Ses mots m’ont mis un coup de poing au cœur, notamment lorsqu’elle a dit :
"And I built a career out of self-deprecating humor. That's what I've built my career on. And... I don't want to do that anymore. Because, do you understand what self-deprecation means when it comes from somebody who already exists in the margins ? It's not humility. It's humiliation. I put myself down in order to speak, in order to seek permission to speak. And I simply will not do that anymore. Not to myself or anybody who identifies with me."3
Elle a raison. Comme le disait Terry Pratchett, rire des puissants c’est de la satire, rire des gens qui souffrent c’est du bullying.4 Et nous avons lutté, la réalisatrice et moi-même, pour changer le bullying des premiers épisodes en quelque chose d’autre. C’est pour ça que cette histoire est devenue une histoire d’émancipation. Parce que, pour paraphraser de nouveau Hannah Gadsby, quand nous racontons des histoires de souffrances sous forme de blagues, nous nous gelons au moment du trauma en nous arrêtant avant d’avoir la possibilité de nous en extirper, de grandir, de guérir.
Regarder Nanette m’a énormément fait grandir en tant qu’autrice et en tant que personne parce que cela m’a fait prendre conscience que je ne voulais pas bâtir ma carrière sur l’humour auto-dépréciatif, qui n’est pas la même chose que l’autodérision. Et j’ai réalisé alors que j’étais plus que les parties faibles et esthétisées à l’extrême au point d’en devenir drôles de moi-même. J’ai compris pourquoi j’étais aussi blessé·e et en colère à chaque fois que des gens croyaient me connaître et m’assenaient avec, iels en étaient persuadé·e·s, bienveillance : “Tu es exactement comme Estelle5.” Quand je soutenais que ce n’était pas le cas et qu’iels me donnaient du “oui oui” ironique.
C’est vrai, j’ai encore parfois du mal à m’excuser. C’est vrai, j’ai été un·e people pleaser plus souvent qu’à mon tour. C’est vrai, plus jeune, le fawning6 a été pour moi un second instinct de survie. C’est vrai, j’ai eu du mal à supporter l’adage familier selon lequel on ne peut pas plaire à tout le monde. En effet, comment ne pas être terrifié·e à l’idée qu’on ne nous aime pas quand on a été élevé·e dans l’idée que n’importe qui était en droit de lever la main sur nous ? Mais rions-en, c’est vrai que c’est tellement drôle les enfants battus et les adolescents harcelés.
Rire de mes traumas c’était, en croyant m’en protéger, ne pas me donner l’opportunité d’apprendre à quel point j’étais devenu·e fort·e. Et je crois que tout le monde mérite de réaliser sa propre force, spécialement quand des épreuves nous en ont fait douter. Du côté des commentateurs, essayer de me coincer dans ce qu’iels connaissaient ou croyaient connaître était naturel ; notre cerveau aime bien garder ses cases bien rangées. Quant à dire que c’était juste envers moi ou bienveillant, c’était autre chose.
Cela dit, c’est vrai que j’aime le thé.
La prochaine fois que vous faites une blague sur vos traumas, essayez de ne pas vous arrêtez là. Essayez de ne pas vous geler en eux. Et la prochaine fois qu’on voudra vous réduire à vos faiblesses…
Dites non. Vous en avez le droit.
Oui ! Vous avez tout à fait raison. Je viens de teaser un nouveau projet. J’ignore pour quand il est, si ça se trouve je laisserai tomber entre-temps et cette note de bas de page n’aura été qu’un mensonge. Que voulez-vous ? Quand on en vient à devoir prioriser les projets les uns par rapport aux autres, on fait toustes comme on peut.
Disponible sur Netflix. Si vous ne l’avez pas encore visionné, je suis au regret de vous annoncer que vous baignez dans l’illégalité la plus complète. Tout le monde sait que tout le monde partage ses identifiants avec tout le monde, ne faites pas semblant.
En français : “Et j’ai bâti une carrière à partir d’humour auto-dépréciatif. C’est ce sur quoi j’ai bâti ma carrière. Et... Je ne veux plus faire ça. Parce que, comprenez-vous ce que signifie l’auto-dépréciation, lorsqu’elle vient de quelqu’un qui n’existe déjà que dans les marges ? Ce n’est pas de l’humilié. C’est de l’humiliation. Je me rabaisse pour parler, pour quémander la permission de parler. Et je ne ferai tout simplement plus cela. Ni à moi, ni à quiconque s’identifie à moi.”
La citation exacte : “Satire is meant to ridicule power. If you are laughing at people who are hurting, it's not satire, it's bullying.” : “La satire, c’est fait pour ridiculiser le pouvoir. Si vous riez de personnes qui souffrent, ce n’est pas de la satire, c’est du bullying.” Alexandre Astier aurait été bien inspiré de s’en inspirer (…) la dernière fois qu’un journal a voulu lui citer Desproges.
Le personnage principal de Sans Vouloir vous Déranger, que j’interprétais. Nul doute que cela ajoutait à la confusion d’Autrui.
Le fawning désigne le fait de démonstrer une affection exagérée en même temps que des signes extérieur de faiblesse et de vulnérabilité. Quand je pense à ce terme, j’imagine un animal qui montre son ventre en signe de soumission et dont on poste la photo sur Internet parce qu’on trouve ça trop mignon, alors que le pauvre est simplement terrifié. Les victimes d’abus sont souvent susceptibles de développer une tendance à fawn en tant que mécanisme de défense.
VIVE LE THÉ. Et le droit à évoluer et ne pas correspondre à l'image mentale des gens.