La force de l'habitude
tw: On va évoquer le viol conjugal et le harcèlement scolaire.
En ce moment, le projet sur lequel je travaille le plus assidument est une bande dessinée parsemée d’éléments autobiographiques. Je ne sais pas si elle vous parviendra autrement que sous forme d’extraits, ni, le cas échéant, ce qui aura changé ou non. En tout cas, de sa mouture actuelle, un passage en particulier reste avec moi :
C'est normal, non ? On prend un imper au cas où il pleuvrait, un tampon au cas où des règles se déclencheraient, une capote au cas où on choperait.
Un verre d'alcool au cas où notre copain nous violerait.
Bien sûr, mon rapport à ces mots est ambivalent. Je les aime beaucoup pour leur qualité, mais je suis navré·e de m’être un jour trouvé·e en position de les écrire. Un peu comme pour Aster dans An unkindness of ghosts1 qui se retrouve obligé·e de passer du lubrifiant sur sa vulve tous les matins, au cas où. Ce au cas où est ce qui sort le viol de l’événement, en fait un élément de routine. Pour moi dans mon couple de l’époque, pour Aster dans la société où iel vit.
Je crois que les gens ont beaucoup trop tendance à se concentrer sur les événements violents, et non sur la violence qui réside dans le fait même d’y être confronté·e·s si souvent, si régulièrement qu’on en prend l’habitude. Qu’on développe des tactiques de survie. On pourrait partir, nous dirons les non-concerné·e·s. Mais c’est justement parce qu’en tant que société, on met l’emphase sur l’événement et non la situation dans son ensemble2 que, lorsque nous avons pris l’habitude – du bullying3, des agressions, des violences – nous nous sentons d’autant moins légitimes à acter la nécessité d’une rupture. Et, pour faire cesser des violences qui font système, il faut rompre avec leur milieu. Ce qui est excessivement difficile, bien plus que simplement “se défendre”.
Je me demande souvent si c’est pareil pour les autres victimes de harcèlement ou d’emprise. Si les violences ont laissé leur marque, mais infiniment moins que le souvenir de tous ces moments où l’on courbait le dos dans l’espoir d’amoindrir la douleur, de tous ces moments où l’on se sentait chanceuxes de pouvoir choisir si aujourd’hui ce serait les coups, les insultes ou autre chose.
Dans ce genre de cas, la résilience n’est pas une vertu, c’est un échec collectif et une double peine pour les victimes. Quand nous avons pris l’habitude de gérer un entourage violent plutôt que d’entrer en rupture, quand par chance nous avons tout de même réussi à sortir, nous nous assommons de cette phrase : j’aurais dû. Comme si ce n’était pas nos bourreaux qui auraient dû ne pas l’être.
Mais comment y échapperions-nous ? Si l’image de l’agresseur inconnu dans une ruelle a la vie si dure, c’est bien parce que les humain·e·s ont besoin d’avoir la sensation de contrôler leur destin, juste un peu. Si ça m’arrive seulement parce que j’étais au mauvais moment au mauvais endroit, si c’est un écart par rapport à une norme – un événement imprévisible – alors ce n’est pas le fruit de mes choix. Ce n’est pas ma faute. Plot twist, ce n’est pas de ta faute. Jamais.
Quand j’étudiais au Bélarus4, j’ai vécu des situations violentes. J’ai fini par rompre avec le milieu qui créait ces situations, mais d’abord il a fallu que je trouve un moyen de préserver ma santé mentale avant de prendre l’habitude. C’était ce que je craignais, plus que tout le reste.
Alors je me suis trouvé le lieu le plus propice pour prendre soin de moi qui soit. Le salon de thé au coin de ma rue ouvrait relativement tôt, surtout il fermait tard. Je pouvais venir m’y recentrer après les cours, je m’y suis vite senti·e suffisamment à la maison pour imposer qu’une demi-journée par week-end, j’étais indisponible. J’étais là-bas. Et je ne donnerais l’adresse qu’aux personnes de confiance. C’était comme ça.
Ce salon de thé ne constituait qu’un tout petit pas de côté, un minimum de temps volé aux dérives sectaires. Mais, de ce petit pas de côté, j’ai vu des habitudes se prendre, de petits renoncements de la part des autres élèves qui, de plus en plus, ne trouvaient pas cela si grave. Mes habitudes à moi, mes habitudes d’égoïste entendais-je, faisaient barrage à celles-ci. J’étais de nouveau en capacité de m’indigner, de penser. Je renonçais à un peu d’espoir de m’intégrer, mais c’est un choix que j’ai fait en conscience.
Je ne vais pas vous citer L’Éthique de Spinoza5, mais nous sommes des êtres d’habitudes. Plus nous agissons d’une certaine façon, plus nous sommes susceptible de persister et de nous développer dans cette direction. Mieux vaut, je pense, prendre l’habitude de boire du thé ou d’écrire tous les jours6 que celle d’encaisser.
Je ne vous dis pas que vous devez obligatoirement vous changer en super-héro·ïne·s de l’opposition. Les bonnes habitudes7 que vous érigez en rempart contre celles qui vous grignoteraient petit à petit n’ont pas besoin d’être des passages en force. Ce peuvent être des choses toutes bêtes, qui n’appartiennent qu’à vous en dépit du fait qu’elles sont à la fois partagées par bon nombre de gens.
Ce matin j’ai changé tous mes draps. Quand je fais cela, quelques gouttes d’huile essentielle de lavande sont dispersées sur mes couettes, matelas et oreillers. Pour quelques nuits, l’anxiété est un peu repoussée. Ce soir, je suis entré·e chez moi et j’ai lâché, à haute voix :
Hello ma maison ! Tu sens bon, je t’aime.
Non pas que je recommande d’adresser la parole aux pièces vides en tant que règle de vie, mais ce mood, je crois que c’est le genre de choses dont on a envie de prendre l’habitude.
Autant que faire se peut.
Au fait ! En parlant de belles choses auxquelles s’habituer, les ami·e·s sympathiques en font partie. Mon amie Pauline écrit l’infolettre Un invincible dimanche et m’a invité·e à écrire celle du 13 décembre. Un code d’essai de 14 jours vous permettra de venir la lire gratuitement si vous cliquez sur ce lien.
Roman de science-fiction brillantissime de Rivers Solomon, paru en français sous le titre L’incivilité des fantômes.
Voir aussi : le héros et non les mouvements sociaux qui permettent son émergence.
Harcèlement scolaire, mais est-ce que ça arrive aussi en milieu professionnel ? Oh que oui.
Avec une classe exclusivement composée d’élèves français, dans une école tenue par des français. La violence en question n’était donc pas une conséquence de la culture biélorusse, loin s’en faut. En revanche j’étais coupé·e de tout milieu familier.
Je pense que j’étais tout à fait spinoziste à la fac. Aujourd’hui il faudrait surtout que je relise un peu.
Mais seulement si on le peut. Inutile de tomber dans le productivisme capitaliste ou, pire, le management de soi version développement personnel de droite. Brrrr.
Celles qui vous font du bien. Celles qui vous font grandir dans la direction qui résonne avec qui vous êtes.