Faire son temps
Toute ma vie, on m’a dit que je faisais moins que mon âge.
En quatrième, en arrivant dans un nouveau collège, j’ai dû produire ma carte d’identité pour prouver que je ne mentais pas : j’avais bien l’âge que j’avais, ni plus, et surtout ni moins.
Bien sûr, dès l’adolescence et même avant, on m’a martelé les choses suivantes : j’avais de la chance ; faire moins que son âge, c’était un avantage, pour une femme1. Je verrais, quand je serais grande2.
Moïrai, Photo : Olivier Ramonteu, avec Marie Coutance et Marie-Lou, MUAH : Marine Ricca
J’ai vu, en effet. Il est exact que mes traits enfantins m’ont un peu protégé·e de certaines choses – jusqu’au moment où ils n’ont fait qu’empirer la situation. Des hommes plus âgés ont été disposés à me prendre sous leur aile et à me faire bénéficier de certaines opportunités un peu plus longtemps ; d’un autre côté, des hommes plus âgés se sont permis de décider qu’ils me prendraient sous leur aile3. Parfois, quand je suis d’humeur à ignorer que le patriarcat englue et blesse toutes les personnes sexisées, je pense avec regret à mes connaissances qui ont eu l’air adultes plus tôt que moi : sûrement, si j’avais eu l’air d’une victime moins facile... Mais la vérité c’est qu’on en a toustes bavé de façon plus ou moins frontale, et que ce n’est peut-être même pas mon physique poupin qui m’a protégé·e des dickpics durant tant d’années de présence sur Internet.
Toujours est-il qu’au terme de cette (très) longue période de temps à m’entendre dire que je ne faisais pas mon âge, la sentence inverse est tombée. En effet, lorsqu’on est une personne afab, on n’est belle, en avance, on ne fait plus jeune, que dans l’attente du jour où ce ne sera plus le cas.
Les compliments non sollicités ne sont pas seulement là pour nous pousser dans une certaine direction, ils existent surtout en tant que menace : celle du jour où ils ne seront plus mérités. Ils sont une injonction à rester au top, et à dépenser toute notre énergie pour ça s’il le faut.
Sous peine d’être forcé·e·s à tirer notre révérence.
Ce moment est venu pour moi, puisqu’un homme m’a dit “Désolé, mais tu fais ton âge”. Il me faut donc me retirer de la sphère sociale et accepter que tout est fini, puisque l’âge m’a rattrapé·e.
Ou pas.
Je crois que ce qui a changé, fondamentalement, ce n’est pas tant mon physique que mon rapport à l’extérieur. Je m’excuse moins d’exister, et plus du tout face à des hommes cis. Je suis plus calme face aux potentielles confrontations parce que j’ai constaté que j’étais assez fort·e pour y survivre d’une façon ou d’une autre. J’encaisse plus facilement parce que les traumas successifs ont aplani les raccourcis empruntés par mon cerveau vers le mode survie4. Ce dernier point n’est pas une bonne chose, et il faudrait que des gens en répondent, mais c’est comme ça.
Je pense que la réalité c’est que je fais mon âge par opposition à une posture qui arrangerait bien ceux qui se félicitaient que je ne le fasse pas ; toute une caste de wannabe mentors, gourous et Pygmalions en mal de jeunes proies manipulables et en quête de validation - servies sur un plateau par une société qui sape leur confiance en elles depuis l’enfance.
Encore plus pervers, on ne demande aux personnes afab de rester jeunes qu’après une période où on leur a intimé d’être plus matures. En effet quoi de plus facile à manipuler qu’une enfant persuadée qu’il faut qu’elle montre qu’elle est une adulte ? C’est ce qui est décrit dans Chavirer de Lola Lafon, et c’est ce qui arrive tous les jours à des degrés de gravité divers. Ce que j’entends c’est qu’on doit prouver qu’on est une adulte à l’adolescence et faire de son mieux pour avoir l’air fraîche et intacte à l’âge adulte.
Je n’ai pas vraiment eu d’adolescence, et je suis loin d’être une exception. J’essayais d’autant plus fort que je ne faisais pas mon âge. En plus, j’étais plus mature (comprenez plus traumatisé·e), donc il me semblait que tout ça n’était pas une si grande perte.
Ce qui me ferait plaisir, ce serait qu’on laisse mes adelphes être qui iels souhaitent, non en fonction d’un âge réel ou perçu, mais en fonction de ce qui est confortable et sécurisant pour elleux. Encore faudrait-il apprendre aux enfants que leur confort et leur sécurité comptent et sont importants. On en est encore très loin.
En attendant, si on vous dit d’un air désolé que l’âge vous a enfin rattrapé, réjouissez-vous : cela peut vouloir dire que vous avez enfin appris à vous traiter vous-même avec les égards que vous méritez.
Iels voulaient dire une personne afab. Il y avait pourtant un grand nombre d’indices, peut-être même plus qu’aujourd’hui, mais passons.
Ibid.
On appelle ça le grooming, et s’il est naturel de tenter de tirer le tout petit parti que l’on peut de certaines circonstances, du côté des “mentors” autoproclamés c’est rarement autre chose qu’une façon d’asseoir leur domination. S’ils voulaient sincèrement “juste aider”, ils se contenteraient de le faire.
En ce moment, je suis en train de lire Défaire le discours sexiste dans les médias et ce livre parle des mécanismes de déréalisation et de dépersonnalisation en cas de trauma, de la façon dont notre cerveau “coupe” notre accès à nos émotions en cas de stress trop intense pour être géré, de façon très compréhensible et accessible.