Des histoires de meufs
En ce moment, je travaille sur un scénario de bande dessinée. Ça parle de relation abusive, d’emprise surtout. D’autres choses aussi. Elle a pris plusieurs formes, je ne sais pas trop laquelle elle aura le temps qu’elle vous parvienne. Enfin, ce n’est pas de ça que je veux parler.
Je me rappelle le jour où j’ai mentionné ça, en passant, à quelqu’un qui s’apprêtait à habiter le cocon que je m’étais tissé. La personne m’a regardé.e et, sûre de son fait, a lancé :
C’est vrai que ton truc, à toi, c’est les histoires de relation !
Tout d’abord et bien que le terme “relation” ait effectivement été employé, je crois utile de questionner le fait de réduire un récit qui traite d’abus et d’emprise à “des histoires de relation”. Mais surtout, ce qui l’a amenée à cette conclusion, c’était que je venais de finir de filmer la saison 2 d’une websérie sur le polyamour. Okay, you got me. Le tag “relation” était clairement présent deux fois.
Toujours est-il que ça m’a vexé.e.
Pour qui se prenait-elle, cette péronnelle qui se permettait de juger de mes goûts sur la base de deux pitchs ? Bien sûr que j’avais d’autres projets qui portaient sur d’autres thèmes ! Est-ce que je lui semblais si limité.e intellectuellement que je doive être cantonné.e aux histoires de coeur ?
Well well well. Beaucoup de problèmes en quelques phrases. Et par problèmes, j’entends “misogynie intériorisée”.
Pourtant, j’ai entrepris l’écriture d’une suite à cette websérie, sous forme de livre. J’ai choisi de continuer cette histoire dont l’un des thèmes principaux est littéralement une orientation relationnelle. Malgré le fait qu’encore aujourd’hui j’ai beaucoup de mal à croire que cette histoire puisse être utile. Comme si de grands bouleversements ne pouvaient pas se loger dans les situations les plus anodines. Comme si décrypter correctement les émotions ne nécessitait aucun apport intellectuel. Comme si l’intime était un domaine séparé du reste, sans aucune interconnexion avec le public. Comme si le privé n’était pas politique.
Vous connaissez l’adage : quand un homme1 écrit sur lui c’est universel, si c’est une femme c’est de l’intime. Dans Éloge des fins heureuses2, Coline Pierré développe bien cette idée que les clichés attribués à la rom com et à la chick litt - niveau littéraire inférieur, intérêt moindre sur le fond - sont largement dus à la misogynie ambiante - autant celle de la société que du milieu de l’édition. À leur classisme également, du reste. Je diverge de son analyse sur d’autres points, mais il est clair qu’il est difficile de s’extirper d’autant de mépris martelé d’année en année, de se défaire du réflexe de dire pas moi, moi j’écris de la vraie littérature, je ne suis pas comme les autres filles.
Pourtant, quand je regarde Le come back3, je ne vois pas juste “une bête histoire d’amour”. Je vois un personnage abîmé par l’emprise qu’elle a subie, encore hanté par les conséquences bien réelles qu’a son tourmenteur sur sa vie, je vois son traumatisme et sa terreur absolue de se considérer comme autre chose que ce qu’il dit. Bon, et sur la seconde moitié du film, il y a une histoire d’amour et pas mal de contenu problématique, certes. Mais qui se serait laissé toucher par la romance si le personnage de Sophie Fisher n’avait pas été aussi réel en premier lieu ?
Je pense que notre travail en tant qu’autrices, de surcroît féministes, n’est pas de nous extraire du cercle des histoires d’amour sous prétexte que nous aurions mieux à faire. Je crois que, pour celles d’entre nous qui ont le goût et l’envie de parler d’amour, il nous appartient de le faire pleinement, en nourrissant nos écrits de notre connaissance de tout ce qui peut influer sur son cours.
Parler d’amour, c’est parler de politique, de santé mentale, de psychologie, d’économie, de rapports de pouvoir, d’éducation, de discriminations. Parce que parler d’amour c’est parler des gens à l’instant précis où iels se croient libres de tout signifiant politique - alors que c’est le contraire.
Alors écrivons des histoires de relation. Ou n’en écrivons pas. Ou écrivons-les, et d’autres choses à côté. Mais faisons-le comme nous le sentons juste, et pas comme on s’attend à nous recevoir.
Et ne nous privons surtout pas de ce terrain politique juste parce que quelques hommes4 en profiteront pour nous renvoyer à notre genre assigné : ils le feront de toute façon.
Les hommes ne se contentent pas de décider quels récits sont valables et lesquels non : ils se permettent aussi d’imposer leur façon de voir les choses - même sur des sujets aussi mièvres que l’amour.
Une raison de plus pour faire entendre nos voix divergentes.
Cisgenre.
Paru aux éditions Monstrograph.
Comédie romantique de Marc Lawrence au scénario et à la réalisation. Ça reste un film hollywoodien excessivement hétéro, mais est-ce que je ne prends pas un exemple volontairement éloigné de moi pour mieux appuyer mon propos ? Vous ne le saurez jamais.
Carrément cisgenres.