Est-ce que vous aussi, vous faites partie de ces gens qui ont besoin, en racontant une anecdote, d’en mentionner tous les détails, tenants et aboutissants en tant que ceux-ci ont pu avoir une influence sur le déroulement précis des événements ?
Pendant longtemps j’ai pensé que c’était un trait de personnalité, puis j’ai conclu que c’était dû à l’habitude de ne pas être cru·e ou compris·e, avant de lire des témoignages de personnes attribuant cela aux neuroatypies. Le résultat cependant est souvent resté le suivant : mon temps de parole en société explosait.
Pour essayer de ménager celui des autres j’ai eu recours à diverses stratégies : m’interrompre au milieu pour proposer la parole à autrui ; me limiter à une seule anecdote sur la soirée ; séparer en amont les éléments de l’histoire en couches et guetter les signes m’invitant à passer de la couche “la structure de l’histoire” à, par exemple, “et le pire, c’est que” ou encore “et voici pourquoi je ne raconte pas n’importe quoi” ; décider de ce que je veux dire avec cette histoire, puis la structurer comme une blague.1 Tout cela en tentant de préserver mon besoin de Dire La Vérité2.
Ça reste un sujet complexe pour moi puisque ceci a été réalisé par man coloc lors de la dernière soirée jeux au Maquis.
Formulé ainsi, tout cela m’évoque la façon dont on construit une histoire. Là aussi, après un bon 40% d’écriture libre en allant où je veux, en général je travaille par couches : la structure de l’histoire d’abord, la façon dont je la découpe et présente ensuite, et la dernière passe concerne généralement les dialogues.
Et puis, même si un roman c’est censé être long, à un moment il faut bien décider des détails qu’on conserve et de ceux qu’on évacue pour le bien du livre. Alors, sur des formes plus contraignantes, n’en parlons pas.
Comme j’adore me torturer, j’ai choisi d’écrire le scénario de ma première bande dessinée en me basant sur des faits réels. Au départ, je pensais que, s’agissant d’une histoire que je connaissais bien, le défi résiderait dans cette forme qu’au début du travail je ne maîtrisais pas du tout. Mais je vois bien maintenant que l’aspect non-fictionnel couplé aux spécificités du format me met à l’agonie : puisque tout est vrai, tout devrait être important. Or, en BD, on est censé arriver chez les éditeurices en présentant quelques planches, une note d’intention, un synopsis - et en sachant combien de pages fera le livre.
J’ai passé deux ans à répondre “je ne sais pas encore comment ça se termine” à propos du Silence des Autres en toute décontraction (et en faisant confiance au processus, mais en finissant quand même par décider à l’aide d’un tableur Excel), alors savoir combien de pages fera le livre avant de l’avoir écrit, en sachant qu’un scénario de BD, ce que ça m’évoque c’est un découpage technique de cinéma, vous imaginez ma détresse.
Fallait-il se focaliser sur les interactions entre les personnages principaux ? Mais alors c’était tronquer l’histoire d’une partie de son propos politique : quid des interventions extérieures, quid du poids du regard de la société ? Comment proposer un récit nuancé bien que radical3 ? Comment les lecteurices vont-iels comprendre les mécanismes des rapports entre les personnages s’iels n’ont pas tous les détails ? Moi-même j’ai mis plusieurs années à comprendre cette histoire, comment je fais pour tout caser en 120 pages ?
Le truc c’est qu’il n’y a pas besoin de tout caser. De la même façon que mes interlocuteurices de la vraie vie n’ont pas de prérogative à demander chaque minuscule détail pour essayer de trouver la faille dans mon récit, on peut penser que mes lecteurices partiront du principe que je ne leur raconte pas des cracks. Mais ce qui a fini de me rassurer c’est la question de la fin.
Puisque je raconte des événements réels4 suffisamment impactants pour que je décide d’en faire un livre, on peut considérer que je ne saurai pas le fin mot de l’histoire - en tant qu’elle a eu une influence sur ma vie - avant ma mort. Comme je ne sais pas encore comment je meurs, je suis obligé·e de faire un choix - celui de couper à un moment, et le choix de ce moment à lui seul donne une couleur à l’histoire, c’est inévitable.
Cette réflexion fait du reste pendant à une question que je pose dans le récit, en tout cas dans ces pages du dossier que nous5 avons présenté au dernier concours Raymond Leblanc, et qui nous a valu d’être finalistes d’une bourse BD Boum. On voit de nouveau ici mon besoin de donner du contexte alors que parfois trop de contexte nuit à l’écoute.
Je pense que je me poserai la question de l’équation compréhension vs. efficacité du discours vs. honnêteté jusqu’au tout dernier moment. À ce stade des opérations, le plus important me semble de s’entourer de relecteurices et interlocuteurices voulant aller dans la même direction que nous - et de ne pas prendre certains avis politisés pour une expérience neutre et technique.
Accepter le fait que je n’aurais matériellement pas la place de proposer un récit exhaustif, ou, en d’autres mots, qu’un roman graphique n’est pas un essai de sociologie, m’a beaucoup aidé·e à faire la paix avec les choix que je devais faire. Et, alors que le pourcentage d’événements réel est resté de 100%, il me semble que depuis le projet est plus fort et plus proche de ma vérité.
Il faut rendre à César, ou plutôt à Hannah Gadsby, le fait que son spectacle Nanette m’ait entre autres beaucoup appris sur la façon de communiquer avec les gens.
TOUTE la Vérité.
Je reparlerai de l’importance de la radicalité à mes yeux un de ces jours, mais là tout de suite ça me rappelle ce billet de blog de 2018, une époque où manifestement je trouvais encore que Walain Damasio était de gauche.
et je suis obligé·e ici de rappeler la théorie du blender telle qu’évoquée dans The Art of Asking d’Amanda Palmer : on utilise toujours le réel dans nos créations. C’est juste que selon la façon dont on règle le blender de notre créativité, les morceaux de réel sont plus ou moins reconnaissables.
Quand je dis “nous”, je veux dire Steren et moi. Allez voir son travail, car c’est beau.