Le goût de nos larmes
Salut ! J’ai fait une petite pause durant l’été, enfin, j’ai d’abord fait un burn-out, une chose en entraînant une autre, vous savez bien. Toujours est-il que j’ai suspendu tous les abonnements payants pendant ce temps, de sorte que votre abonnement s’est retrouvé prolongé de la durée de ma pause. J’ai songé plusieurs fois à vous écrire pour vous prévenir avant, mais, hahaha. Celleux d’entre vous qui ont déjà fait un burn-out savent.
Bref, je suis de retour et je vous parle un peu de mes lectures d’été.
En ce moment, je relis ma saga fantasy préférée : Le Royaume de Tobin, de Lynn Flewelling, Tamir’s Triade en version originale. Vous verrez si vous lisez que le changement de titre de l’anglais au français est loin d’être anodin.
Je connais le goût de tes larmes.
Dès les premières pages, le prologue en vérité, le fichu bouquin m’a tiré des larmes. De joie ? Plus je lis, plus je me rappelle. Les dialogues, en particulier, il y en a que je connais toujours par coeur, et quant aux personnages, que ce soient ceux que je redécouvre ou ceux dont j’avais encore un souvenir net, il me semble que je retrouve de vieux amis.
Le royaume de Tobin est un livre qui a une résonance particulière pour moi, pour mon rapport à mon genre et à la langue, quoique pour ce dernier point, c’est plutôt le travail du traducteur qu’il nous faudrait saluer. Mais surtout, ces jours-ci, alors que je ne relis presque jamais les livres en raison du nombre faramineux d’ouvrages qui restent à lire, l’œuvre de Lynn Flewelling me rappelle pourquoi j’ai voulu écrire, et ce avant même de m’en accorder conscience.
Lire Le royaume de Tobin, tout comme rejouer à Ocarina of Time ou même revoir Stargate, c’est me retrouver à la maison, alors même que celle-ci date d’une période de ma vie où je n’en avais pas, de maison, où il n’y avait pas d’endroit où je puisse me sentir en sécurité (comme Tobin d’ailleurs). Le pouvoir de ces mots, leur capacité à rapetasser mon cœur, tient moins aux œuvres elles-mêmes qu’à la façon dont elles sont imbriquées en moi, le long de ma colonne vertébrale, en fuseaux soulignant chacun de mes nerfs, il me semble. Je crois qu’écrire est une activité profondément physique, et je crois que lire ça aussi.
Et puis, relire cette série c’est aussi renouer avec quelque chose que je n’ai pas toujours su bien protéger, que d’ailleurs à l’époque je ne protégeais pas du tout. Je parle de quelque chose que l’ambiance toxique de certains cours de théâtre a failli achever : ma capacité à m’émouvoir.
Pendant longtemps, j’ai cru que pour créer c’était de mon PTSD et de la dépression cyclique qui vient avec mon SPM que je devais prendre soin ; qu’il me fallait me refuser tout soin à moi pour garder ce qu’il y avait de mieux en moi - chaque émotion est un poème, et ce genre de conneries. Relire les oeuvres qui se sont imprimées en moi dans l’enfance et l’adolescence, c’est me rappeler que ce n’est pas parce qu’on se laisse submerger par les émotions qu’on est obligé·e de s’y noyer. On peut choisir de s’y immerger, se faire un devoir, oui, de les conserver à portée de main - que ce soit pour jouer ou écrire - et pourtant ne pas les traiter comme une pathologie.
Les cours de théâtre ont toujours eu une fâcheuse tendance à ouvrir les vannes du traumatisme, en raison de l’approche très corporelle qu’on y exige. Alors une de mes premières victoires y a été de ne pas lâcher pied, d’être resté·e sur scène et d’avoir continué mon texte alors que les larmes coulaient de mes yeux. L’une des dernières a été d’enfin tirer des conséquences de la maltraitance - sans m’en affliger. Un jour que je racontais cette victoire des débuts - baby steps - à quelqu’un dont j’étais l’hôte·sse, voilà que cette fille venue m’insulter sous mon propre toit me regarde et me dit : franchement c’est la honte, de pleurer sur scène, si ça m’était arrivé j‘aurais quitté l’école. C’est difficile de parler de ça, parce que l’école, je l’ai quittée. Mais pas pour ça. Jamais pour ça. Et moi, je crois que cette fille, elle avait tort. Je crois que c’est plus difficile de convoquer une émotion sincère à partir de rien plutôt que d’apprivoiser ses fragilités.
De temps à autre, la vie ne nous laisse pas le loisir d’être fragiles. On fait des burn-outs, on chope le covid, on se retrouve entouré·e·s d’ennemis plus ou moins déclarés - et la coquille se referme. Il m’a fallu longtemps pour réaliser que le trauma ne se cachait pas que dans les larmes, qu’il était aussi dans les murailles - et que les protections ne lavaient rien, elles.
Alors, dans ces moments, ce qu’on appelle souvent la nostalgie et que, moi, je nomme les sarments de vérité entremêlés dans mes muscles, mes os, les alvéoles de mes poumons, ça me semble être une bonne clé pour accéder à certaines vérités.
Je veux écrire ce genre de livres, moi aussi. Des livres où l’on peut rentrer à la maison. Des livres qui ouvrent certaines vannes, des années après. Des livres qui nous disent sur nous des choses que l’on n’entend peut-être pas en première lecture, mais qui nous reviennent droit dans la tête un jour où on résume le synopsis des livres de notre enfance dans une langue étrangère, dans un pays en plein bouleversement, au cours d’un voyage qui l’est tout autant.
Et je veux en lire d’autres, encore, des qui me chambouleront dans ma vie d’adulte. Je veux tenir les deux bouts de cette corde-là, simultanément.