Le sous-titre de cette lettre peut paraître trompeur, en effet la plupart des choses qui secouent mon quotidien ces jours-ci sont de bonnes choses. C’est une bonne chose de passer des entretiens pour des projets dont je ne peux rien dire, car j’ai juré le secret par signature électronique. C’est une bonne chose d’avoir tout un tas de petites (et grandes) tâches d’écriture, qui occuperont mon mois de novembre, faisant de moi cette année encore un·e Nano Rebel. C’est une bonne chose de sauter d’une journée de travail à l’autre et qu’elles n’aient rien à voir, tout en constatant que nos pieds nous rattrapent aussi aisément sur l’une que sur l’autre. C’est une bonne chose que de reconnecter, de réapprendre à connaître. C’est une bonne chose d’avoir tant de trains réservés pour les prochains mois.
Mais, et Lucie Azéma le rappelle à nouveau dans L’usage du thé1, voyager c’est aussi trouver à s’installer, arranger un foyer quelque part. C’est trouver le calme entre les mouvements, sans quoi on ne fait que passer. Or, là, le calme entre toutes ces choses à faire, il est compliqué à trouver. Je prends peu de nouvelles de mes amies, je dépense peu d’énergie sociale pour autre chose que le travail et les soucis, et quand j’arrive à me préparer du thé c’est ou par miracle ou par transgression.
Celleux qui me connaissent auront deviné que, si cette accumulation m’atteint jusque dans mon équilibre, c’est qu’autre chose est à l’oeuvre. Et en effet, ce ne sont pas seulement de bonnes choses qui m’occupent, c’en sont aussi de mauvaises, la principale et la plus violente se trouvant résumée dans cette image.
C’est très violent de refuser de porter son nom à quelqu’un, parce qu’alors vous obligez cette personne à porter le nom de quelqu’un d’autre. Et, quand vous écrivez dans votre notification de rejet que cette personne n’a pas suffisamment prouvé à quel point le nom de cette personne vous est insupportable, eh bien, c’est peut-être qu’elle aurait voulu se protéger. L’administration française s’y entend pour nous forcer à creuser des espaces dans notre emploi du temps, des trous dans nos comptes en banques et des galeries dans nos traumas. Il semblerait que pour obtenir un peu de paix, nous leur devions nos cauchemars, recours sous deux mois maximum, merci. Deux mois ! Ce n’est rien du tout, et encore : j’ai la chance de savoir à peu près comment m’y prendre.
À partir de là, la sensation d’être en train de faire, de préparer ma riposte, aurait dû suffire à me remettre pied à terre, à m’ancrer. Mais non, parce qu’irrémédiablement, chaque seconde devant être occupée et investie, sous le capitalisme les imprévus grignotent le reste. Et quand les imprévus sont un déni de notre identité, ne pas laisser notre stratégie de riposte chambouler le reste prélève sa dette en santé mentale.
Je n’ai pas vraiment de conclusion inspirante à cette lettre et d’ailleurs je n’aime pas tant que ça les conclusions inspirantes. Je conchie la pensée selon laquelle tout est une question de mindset, c’est en anglais car le néocapitalisme aime les mots en anglais (je les aime aussi mais pour d’autres raisons, je vous en ai déjà parlé.) Ce n’est pas une question de disposition d’esprit de devoir trouver en urgence les fonds pour qu’une avocate veuille bien nous défendre et nous conseiller (ce dont je conclus que les deux mois maximum pour pouvoir instruire un recours sont une interdiction faite aux pauvres de contredire le pouvoir, même si celui-ci a lu 10% du dossier qu’iels avaient mis un an à monter.) Je crois que je voudrais juste un tout petit peu plus de justice, et il me semble que si on pourrait argumenter sur la légitimité de nous forcer à touiller dans nos traumas pour mettre nos agresseurs en prison2, quand on en vient à nous accorder de ne plus porter leur nom à l’état-civil, la procédure pourrait quand même se passer de cette violence. Je crois que je ne demande pas grand-chose, et je sais que je dois quand même payer mon dû en temps, en argent, en cauchemars.
Je voudrais juste faire en sorte que mon dû ne recèle pas mon écriture, ou au moins pas trop.
Tout est très difficile depuis un mois, j’espère que vous, ça va.
Quasiment sûr·e qu’elle l’a dit aussi dans Les femmes aussi sont du voyage, de toute façon je suis double d’accord avec elle.
Mdr, comme si ça arrivait vraiment dans la vie.